18. L’élément Terre
La main toucha le sol.
Puis elle prit une bonne poignée de sable et l’amena jusqu’aux narines qui la reniflèrent. Puis la bouche vint à son tour goûter la terre.
— C’est un peu acide, mais vous devez arriver à planter des arbres, ici, n’est-ce pas ?
Yves désigna la zone des villas agrémentées de nombreux oliviers, figuiers, acacias.
Le nouveau venu avala le sable qu’il avait mis dans sa bouche, hocha la tête, puis reposa le reste de la terre là où il l’avait prise comme s’il avait peur de déranger le sol.
— Vous les irriguez avec des tuyaux souterrains, n’est-ce pas ?
Adrien Weiss était biologiste et psychologue. Il s’était illustré dans le passé en recréant dans le désert un lieu clos dans lequel il avait reproduit un cycle écologique complet.
Le projet Aquarium I était financé pour moitié par le ministère de la Recherche et pour moitié par une centaine d’industriels. Parmi eux Gabriel Mac Namarra.
Yves se rappelait ce projet Aquarium 1 largement décrit dans la presse.
Dans un vaste bâtiment hermétiquement fermé de manière à ce qu’il n’y entre ni air, ni lumière, ni eau, ni animaux, il avait installé une source lumineuse artificielle, à savoir une batterie de néons.
Puis Adrien Weiss avait introduit dans Aquarium 1 de la terre, de l’eau, des herbes, des arbres, des insectes, des poissons, des mammifères, et enfin des hommes.
Tout se recyclait mutuellement. Les excréments ou les cadavres étaient mangés par les bactéries de la terre qui les transformaient en oligo-éléments qui nourrissaient les plantes, qui nourrissaient les herbivores, qui nourrissaient les carnivores. Ces derniers en mourant rentraient à nouveau dans le cycle écologique.
L’Aquarium d’Adrien Weiss avait fonctionné sans aucun apport extérieur pendant un an avec 100 humains, 100 vaches, 100 chèvres, 1 000 poules, 1 000 poissons. L’expérience aurait pu continuer si les 100 humains n’avaient fini par se disputer.
L’un d’entre eux avait même commencé à se prendre pour un gourou et inventé une religion de son cru au sein même de l’Aquarium. Les humains avaient fini par se déchirer entre athées et croyants de la nouvelle foi.
On avait dès lors été obligé, étant donné les SOS lancés par les victimes, d’ouvrir les portes et de faire sortir tout le monde avant que l’affaire ne dégénère.
Elle s’était d’ailleurs terminée devant les tribunaux pour coups, blessures et sévices infligés aux otages et aux prisonniers d’un camp ou d’un autre.
Cependant Adrien Weiss possédait à présent une connaissance unique dans la gestion globale de la vie en milieu clos, et c’était cela qui avait intéressé l’ingénieur.
Yves Kramer le guida jusqu’à son bureau encombré de maquettes et de croquis. L’homme portait une barbe fine et bien taillée, des lunettes cerclées d’or, un gros pull de coton rouge et en pendentif une sorte d’œuf en verre transparent.
À bien y regarder, l’ingénieur reconnut le bijou scientifique à la mode, qu’on appelait un « micromonde », un produit issu justement du projet Aquarium.
À l’intérieur de l’œuf-bijou transparent se trouvaient de l’air, de l’eau et du sable. Dans le sable était planté un morceau de corail, autour circulaient des petites crevettes et des algues. Les crevettes se nourrissaient des algues, leurs excréments nourrissaient le corail, le corail filtrait l’eau, l’eau nourrissait les algues. Ainsi le cycle était complet. Air, minéral, végétal, animal. Tous liés, tous complémentaires.
Les micromondes hermétiquement clos et scellés pouvaient survivre des années sans le moindre apport extérieur de matière, liquide ou gazeuse.
Adrien détaillait avec intérêt une affiche au-dessus du bureau de l’ingénieur. On y voyait un bocal rempli d’une centaine de poissons serrés les uns contre les autres au point qu’on ne voyait plus d’espace libre. Un des poissons bondissait hors du bocal bondé pour retomber dans le bocal voisin à l’eau beaucoup plus limpide car sans le moindre occupant.
— Vous voyez, moi aussi j’aime les histoires d’aquariums, dit Kramer en désignant le « micromonde ».
L’ingénieur lui servit un verre d’eau et déposa dedans deux glaçons. Puis il décrivit le projet « Dernier Espoir ».
— 100 000 personnes ! Cela fait quand même une sacrée foule dans un vaisseau, reconnut Adrien. Comment comptez-vous les installer ?
— Eh bien normalement sur des sièges.
— Vous voulez entasser 100 000 personnes assises pendant 1 000 ans dans une fusée ?
Le psychologue prit un air narquois.
— Vous avez déjà fait un long trajet en avion ? Même avec de bons films et un bon livre à lire, dix heures d’avion c’est pénible… très pénible. Deux journées c’est insupportable. Alors 1 000 ans.
Le psychologue commença à jouer avec son bijou micromonde.
— Ils pourront se lever, concéda l’ingénieur.
— 100 000 personnes ?
— L’engin sera grand. Il y aura des salles de repos où ils pourront se détendre. Ils ne seront pas serrés.
Adrien Weiss sortit un carnet blanc et entreprit de griffonner vaguement la forme d’une fusée avec des sièges visibles par transparence.
— Vous ne vous rendez pas compte. Ils vont devenir déments. Un millénaire dans une boîte de conserve ! Comme vos poissons là-haut dans le bocal. Pas la peine de quitter la Terre pour être encore plus entassés dans un endroit encore plus étroit. Cela contredit votre poster.
— Nous les préparerons. Il paraît qu’on s’habitue à tout. Il y a bien des moines qui restent reclus toute leur vie dans des monastères.
— Ils ne sont pas 100 000. Et puis dans les monastères on peut ouvrir les fenêtres pour s’aérer et regarder la montagne. Dans une fusée c’est plus difficile.
— Il faut peut-être un peu de… foi dans le projet.
— Je veux bien croire que, au mieux, la première génération aura « foi dans le projet » mais cela m’étonnerait que pour la deuxième ce soit héréditaire. Même des moines deviendraient neurasthéniques enfermés toute leur vie dans une fusée.
— Elle sera vraiment très grande. Je crois que vous avez énoncé dans un de vos ouvrages que pour qu’il n’y ait pas d’agressions entre humains, chacun doit disposer de 50 mètres carrés d’espace vital.
— Merci d’avoir lu mes livres. Mais hum… ce n’est pas un problème de taille, c’est une question d’habitudes de vie. Déjà pour la première génération on ne peut pas maintenir des humains qui ont vécu debout, collés au sol pendant toute leur jeunesse, assis tout le reste de leur vie dans les fauteuils d’une fusée sans gravité.
Adrien Weiss continuait de griffonner des dessins.
— La critique est facile. Mais vous proposez quoi, comme solution ?
Le psychobiologiste laissa traîner un silence tout en poursuivant le dessin de son vaisseau.
— Vous voulez la vérité ou vous voulez que je vous fasse plaisir ?
— La vérité.
— À mon avis il n’y a aucune solution. Désolé. Votre projet ne tient pas. Il n’y a pas la moindre chance pour que ça marche. Mieux vaut laisser tomber que perdre votre temps sur une chimère. Vous vouliez mon avis, le voilà. Enchanté de vous avoir rencontré.
Il se leva, remit sa veste et se dirigeait vers la porte, quand il s’arrêta, comme s’il avait oublié quelque chose.
— À moins que…
— À moins que quoi ?
— Non, c’est stupide.
— Allez-y quand même.
— Il faudrait construire un vaisseau vraiment très très grand.
Il semblait dialoguer avec lui-même.
— Non, finalement. Ça ne suffirait pas. Sauf si… oui, pourquoi pas… non, impossible. À moins que…
— Quoi… ?
— En fait ce n’est pas qu’un problème d’espace, il faudrait recréer artificiellement une gravité similaire à celle de la Terre. Comme cela les gens pourraient voyager non pas assis mais debout ! Et ils pourraient marcher dans le vaisseau plutôt que flotter dans la fusée.
Il se mit à griffonner un autre dessin.
— Il faudrait bâtir un gros cylindre et le faire tourner. Avec un moteur. Autour d’un axe. Comme une machine à laver.
Le dessin représentait un cylindre relié à un moteur. À l’intérieur du cylindre il avait dessiné des petits hommes qui marchaient.
— Cela va pomper beaucoup d’énergie, le Papillon des Étoiles n’a pas assez d’électricité pour faire tourner un tel moteur, déplora Yves.
Un coup à la porte, et Satine Vanderbild entra, portant une pile de dossiers. L’ingénieur les consulta et elle resta à côté d’eux, intriguée par les dessins de fusée et de cylindre.
— Satine, mon assistante. Adrien nous propose de recréer une gravité artificielle pour éviter que les passagers ne deviennent fous.
La jeune femme se pencha sur les croquis.
— Je lui disais que cela nécessiterait beaucoup d’énergie.
— À moins que le vaisseau soit immense et que nous disposions d’un grand nombre de panneaux solaires, proposa Adrien Weiss. Plus il y aura de panneaux mieux ça marchera. Il suffira de recouvrir toute la surface du vaisseau de panneaux photosensibles.
Yves Kramer était impressionné par l’assurance du jeune chercheur.
— Cela ne sera quand même pas facile de vivre sur la paroi d’un cylindre, signala Satine.
— Notre Terre est ronde il me semble, répondit Adrien Weiss.
— Il a raison. En fait plus c’est grand, plus l’horizon est plat. Et lorsque la gravité se mettra en marche l’intérieur du cylindre sera comme notre Terre. Si ce n’est qu’au lieu de vivre « sur » l’arrondi, on vivra « dans » l’arrondi, dit Yves, de plus en plus enthousiaste.
— Comme si on était « dans » notre Terre en creux, compléta Adrien.
Cependant Satine n’était toujours pas convaincue.
— La terre en creux, dites-vous ? Dans ce cas on n’a qu’à faire non pas un cylindre mais une sphère creuse.
— Le cylindre est plus facile à faire tourner que la sphère, remarqua Adrien Weiss.
Déjà Yves regardait par la fenêtre comme s’il voyait le nouveau vaisseau en train de se constituer.
— Il faudra encore réviser tous nos chiffres à la hausse, murmura-t-il.
Satine avait déjà entendu plusieurs fois cette phrase et elle se contenta d’opiner de la tête, consciente qu’il serait nécessaire d’engager du personnel dans les jours à venir.
Adrien Weiss, pour sa part, était plongé dans de nouveaux schémas, comme s’il n’y avait plus personne autour de lui.